Les fleurs d’hiver par Angélique Villeneuve

9782752909985-e581cA la suite de la lecture des Fleurs d’Hiver, d’Angélique Villeneuve, je me suis posé un certain nombre de questions sur la génèse de ce roman. Avec la gentillesse et la disponibilité qui lui sont coutumières, l’auteure a bien voulu répondre à mes interrogations. Une façon passionnante de pénétrer au cœur du travail de l’écrivain.

Pourriez-vous nous parler de la manière dont cette histoire est née dans votre imagination ?

C’est drôle parce que cette naissance a justement une histoire. À la différence de mes autres livres, pour lesquels le sujet avait enflé jusqu’à prendre toute la place dans ma tête et dans mes mouvements, celui-ci est apparu à un moment précis.

Je me trouvais à un salon du livre, exactement à Saint-Laurent-sur-Saône, c’était en octobre 2012. À côté de moi se trouvait Virginie Ollagnier, et je me suis mise à parcourir la 4e de couverture de son premier roman, Toutes ces vies qu’on abandonne, que vous avez peut-être lu. Il raconte l’histoire d’une jeune novice pendant la guerre de 14, en charge d’un blessé revenu complètement catatonique des combats. Et là, d’un coup, alors que depuis des semaines je cherchais en vain une idée, est apparue une évidence : je voulais écrire sur la peau, sur la blessure et sur la force du désir. Aussitôt, j’ai vu une gueule cassée et, comme toujours, une femme d’origine modeste au centre de tout cela. J’en ai parlé avec Virginie, qui, adorable, m’a poussée dans cette voie.

Nous étions toutes logées (c’est vrai qu’il y avait beaucoup de femmes, à ce salon !) chez l’habitant, et j’aime beaucoup ça, ceux qui reçoivent les auteurs sont toujours des gens charmants. La dame qui m’hébergeait habitait le village de Replonges. Et chez elle, à la nuit, – pendant laquelle, d’ailleurs, je n’ai pas beaucoup dormi – s’est échafaudé, sous la couette Snoopy de ses petits-enfants, tout le squelette du roman. Il y aurait une femme, une ouvrière, dont le mari rentrerait de guerre avec la figure dévastée. Il serait rétréci, empêché, et elle, elle ne se laisserait pas faire.

Au matin, le ver était dans le fruit. 

Jeanne et Toussaint n’avaient pas encore de nom, mais ils avaient déjà passé une nuit avec moi… En souvenir de ces heures fécondes j’ai donné, dans Les Fleurs d’hiver, le nom de Replonges au village dont Jeanne est originaire. 

Comment vous y êtes-vous alors prise pour construire et nourrir ce roman ?

Je n’avais jamais écrit de texte historique de ma vie, j’en lis peu à vrai dire et si, pour mon 3e roman, Grand Paradis, j’avais fait pas mal de recherches, ça n’était pas pareil. L’intrigue se déroulait de nos jours et, justement, ces recherches étaient l’objet même du livre. Cette fois, c’était une autre affaire. 

Le nombre d’inconnues était pour moi vertigineux, d’autant que, avec ma mémoire-passoire, mes connaissances sur la guerre de 14 étaient plus que floues. Par moments, je me disais, allons cocotte, c’est un peu trop grand pour toi, tout ça. La guerre, la grande blessure, la vie d’une ouvrière en 18, je n’ai rien connu de cela. Mais il faut une part d’inconscience pour se lancer dans un travail d’écriture, n’est-ce-pas, comme pour beaucoup de choses dans la vie… 

Mais je pense que, pour finir, Les Fleurs d’hiver n’est pas un roman historique, ni même un texte sur la guerre de 14. Il parle de la volonté qu’on peut avoir d’affronter le silence.

Dans quelles directions avez-vous cherché ?

Je suis allée, dès mon retour de Saint-Laurent, à la bibliothèque Nationale afin de demander ma carte de chercheur. Là, les pistes étaient d’autant plus nombreuses que, dans mon travail, je m’attache énormément aux détails, à la vie quotidienne. Il me fallait tout savoir et m’approcher de très près de Jeanne. J’aurais voulu m’installer chez elle, et la regarder vivre avec sa petite fille. Comment s’habillait-elle, le jour, la nuit, comment se chauffait, s’éclairait, se nourrissait, se coiffait, se lavait, se déplaçait une femme ouvrière parisienne à l’époque, où habitait-elle, emmenait-elle sa fille à la maternelle, d’ailleurs y avait-il une école maternelle à l’époque et plus particulièrement pendant la guerre ? Je voulais trouver jusqu’à la couleur de son carrelage, renifler jusqu’à l’odeur de son cou… 

Pour Toussaint, j’ai dû creuser le vaste sujet de la guerre, des Blessés de la face, de la médecine en temps de guerre, du courrier des soldats, des régiments auxquels il aurait été plausible qu’il appartienne. J’ai aussi cherché sa photo. Je travaille souvent comme ça, à partir d’images. J’en ai vu des centaines, la plupart étaient atroces, mais ce n’est pas ce que je cherchais. 

Je ne voulais pas du tout l’horreur pour l’horreur. L’homme que j’ai trouvé et que j’ai choisi était blessé, oui, mais il était beau, surtout, incroyablement émouvant et troublant. 

Et puis il y avait les personnages secondaires… Je ne me suis pas ennuyée ! 

Outre les erreurs historiques, l’écueil qui me faisait peur était de ne composer, à partir de cette masse énorme de documentation, qu’un livre-catalogue, un fourre-tout. Il fallait que ça coule. J’espère y être à peu près arrivée.

Et l’idée de faire de Jeanne une fleuriste, c’est-à-dire une ouvrière qui fabrique, chez elle, des fleurs artificielles ?

Oh oui, j’y viens ! Comme à l’époque personne ne s’est intéressé une minute à décrire ou photographier le logement des pauvres, cette question m’a donné pas mal de fil à retordre, et pourtant c’est celle qui m’a menée vers l’histoire des fleurs. Je suis tombée sur plusieurs tomes d’enquêtes très précieuses, mandées par l’Office du travail en 1913. L’idée était de répertorier dans quelles conditions travaillaient certaines catégories d’ouvrières en chambre – et cette idée de chambre me plaisait d’autant plus que je me sens à l’aise dans les huis clos. Des ouvrières dans la chaussure, des lingères et enfin des fleuristes.  

Le détail de leur travail et de leur logement était donné avec beaucoup de précision, et là, ce fut une évidence. Aussitôt, j’ai vu les fleurs sur la table, le matériel, les pigments, les couleurs, presque violentes et douces à la fois, et puis bien entendu m’a passionné le geste qu’elles avaient pour les façonner. La beauté fabriquée, mêlée d’étrangeté, des fleurs artificielles – à l’époque elles ornaient toutes les toilettes des bourgeoises- trouvait aussi un écho dans la reconstruction du visage de Toussaint… 

Jeanne venait de devenir fleuriste. À travers les comptes-rendus des enquêteurs, l’unique pièce dans laquelle ils vivraient tous les trois se dessinait dans ma tête.

Avez-vous tout de même cherché en vous, malgré l’écart entre votre expérience et celles de vos personnages ?

Oui, bien sûr, je me demandais sans cesse ce que je ferais, à la place de jeanne. Mais j’ai essayé de rester discrète, et de la regarder faire. Elle est bien plus grande que moi, Jeanne… 

Il y a pourtant une chose que j’ai retranscrite car elle vient de ma propre chair, c’est la peur du bruit des bombes. Bien sûr, je n’ai pas connu la guerre, mais je vivais à Bombay en 2008, à l’époque des fameux attentats. Et je me suis souvenue à quel point le bruit des explosions était demeuré ancré, des jours durant, dans mon corps. C’était à ma microscopique échelle, mais j’ai trouvé juste de glisser ce souvenir ici. « Elle avait gardé, dans le ventre et pendant des mois, le bruit de l’explosion enfermé comme une bête vivante. La détonation habitait en elle, remuait, elle était d’os et de dents, de souffle immense, elle ouvrait des trous aussi vastes que celui qu’elle avait vu sur la façade, aux quatrième et cinquième étages de l’immeuble» (chapitre 14).

Et pour finir, quel lien établiriez-vous entre Jeanne des Fleurs d’hiver, la femme d’Un territoire et l’héroïne de Grand Paradis ? Est-ce qu’il y a une sorte de filiation? Sont-ce les facettes d’une seule et même femme? 

Eh bien je dirais qu’elles sont tout de même différentes, ou alors que c’est une femme qui progresse, qui peu à peu s’affirme. Dominique, l’héroïne de Grand Paradis, est paumée, à travers celle de son aïeule enfermée avec les hystériques de Charcot, elle cherche son identité, sa propre histoire. La femme sans nom d’Un Territoire a l’air d’une créature brimée, mais ce qui m’avait intéressée était de montrer sa force intérieure, sa lumière. Jeanne, quant à elle, se lance davantage dans la bataille. Serait-ce la trace de mes propres progrès ? Qui sait…

D’autres billets sur ce roman : Aifelle, Clara, Cathulu, Antigone.

Je l’ai dit, je le redis : un roman qui par sa sensibilité, sa langue ciselée et sa finesse mérite le détour!

Merci Angélique. 🙂

18 réflexions sur « Les fleurs d’hiver par Angélique Villeneuve »

  1. Très intéressant pour compléter la lecture du roman. Un « détail » m’a frappée à la lecture, ce sont les matières que les fleuristes mettaient à leur bouche, il est question de plomb dans un passage .. la pauvreté génère toujours des conditions de travail dangereuses. C’est ce qui fait aussi la richesse du roman, ce soin apporté dans la description du quotidien d’une ouvrière, à Paris, en 1918.

  2. Ah, ces entretiens…. toujours riches d’enseignement. Un vrai plaisir, vraiment, qui donne encore plus envie de se plonger dans le roman. Merci à toi pour le partage.

  3. Très intéressantes ces questions réponses. Elles correspondant bien à la façon dont j’ai lu le roman. Billet à suivre : ébauché mais mais fini (ces temps-ci j’ai du mal à m’y mettre. Il est temps que je fasse une pause).

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