L’auteur de Ru, Kim Thuy, a quitté le Vietnam avec d’autres boat people à l’âge de dix ans. Elle vit à Montréal depuis une trentaine d’années. Après avoir écrit plusieurs romans, elle consigne ici une partie de ses souvenirs.
On a déjà beaucoup parlé du livre de Kim Thuy dans la blogobulle… Comment rester insensible, en effet, à la plume, tout en pudeur retenue de l’auteur, à ses souvenirs éparpillés entre le Québec et le Vietnam? Pour dire ce que fut son enfance et le traumatisme de l’exil, Kim Thuy use de quelques images symboliques, de mots bien choisis, d’impressions fugaces, d’odeurs et de couleurs. C’est un acte de mémoire, un témoignage mais qui reste fragmentaire, à la manière d’un kaléidoscope.
De toute manière, depuis notre fuite, nous avons appris à voyager très léger. Le monsieur assis à côté de mon oncle, dans la cale du bateau ne possédait aucun bagage, même pas un petit sac avec des vêtements chauds, comme nous. Il transportait tout sur lui. Il avait un maillot de bain, un short, un pantalon, un T-shirt, une chemise et un chandail sur le dos, et le reste de ses orifices : des diamants encastrés dans ses molaires, de l’or sur les dents et des dollars américains enroulés dans l’anus.
L’absurdité de la guerre, la peur, la solidarité, l’incompréhension, le goût de la tradition, le mélange des genres, la violence des souvenirs… ce livre regorge de ces fils qui tressent une vie. Il se lit comme un chant, auquel peuvent répondre d’autres chants. Comme par exemple ce que m’a raconté un jour un marin d’ici, qui travaillait alors sur un pétrolier :
Lors d’un voyage à bord du Chinon, nous avons croisé un boat-people. Nous revenions de Corée. Il était environ dix-neuf heures. Nous étions, pour la plupart, en train de dîner. Tout à coup, les alarmes d’incendie se sont déclenchées. Tout le monde s’est précipité sur le pont. Nous nous demandions ce qui se passait. Il semblait y avoir un feu sur l’eau. C’était un jonque pleine de réfugiés. Ils avaient un fût, à la poupe, dans lequel ils avaient fait un grand feu pour être visibles sur la mer. Arrêter le pétrolier a pris un certain temps. Nous avons dû faire des tours autour de la jonque avant qu’elle puisse accoster. La paroi du pétrolier étant haute d’une trentaine de mètres, nous avons débarqué les enfants à l’aide de sacs postaux, attachés à une corde. Je me souviendrai toujours du regard des enfants quand j’ai ouvert les sacs, sur le pont!
Trente-sept personnes sont montées à bord. L’un des nôtres a fait couler la jonque pour ne pas laisser de traces et ne pas risquer que les familles restées au Vietnam soient inquiétées par les autorités. Les réfugiés étaient tous traumatisés et dans un état de déshydratation avancée. Ils n’avaient plus ni eau, ni vivres à bord. Quelques jours auparavant, des pirates avaient croisé leur route. Des femmes avaient été violées.
Après avoir contacté un médecin, nous avons passé la nuit à leur presser des oranges pour les alimenter doucement. Ils sont restés à bord une quinzaine de jours, jusqu’à ce que nous atteignions Singapour. Leur présence à bord a mis une certaine animation. Au bout de quelques jours, les réfugiés ayant retrouvé leurs forces, je suis allé demander au commandant l’autorisation de les faire participer à certaines tâches, notamment la vaisselle. Avec le surplus de personnes à bord, le postal, celui qui était chargé du service, était en effet débordé. Des femmes se sont portées volontaires pour aller essuyer la vaisselle. Du coup, les assiettes n’avaient pas le temps d’être lavées qu’elles étaient déjà sèches! Et quelle ambiance dans les cuisines!
Le livre de Kim Thuy se lit comme un fragment de littérature, un morceau d’Histoire, des pépites enchâssées dans la mémoire. Une très belle lecture pleine d’humanité.
Ru, Kim Thuy, Liana Levi, 14€
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