Le texte qui suit a été élaboré dans le cadre d’un jeu d’écriture défini par Géraldine Jaujou et Bastramu. Chaque épisode devait répondre à des contraintes précises de lieu, d’action et d’écriture.
Episode 1
D’habitude, elle choisit une table, plutôt dans le fond, là où le jeu des miroirs lui renvoie le mouvement de la rue. Elle aime regarder les gens passer, pressés, en grappes, leurs couleurs, leurs gestes, le monde qui bouillonne autour d’eux. Parfois, en sirotant son diabolo citron, Hélène imagine leur existence, traque sur les visages les failles, dans les mains le tremblement révélateur, et dans les pas l’indécision de toute une vie. Elle se sent alors moins seule et bien à l’abri, au fond du café. Voyeuse un peu, c’est vrai. On se console comme on peut. Aujourd’hui, elle s’arrête au bar et se juche sur un tabouret haut. Aujourd’hui, elle veut bien un peu de compagnies, mais le café est vide, ou presque. Un couple âgé discute, front à front, mains nouées. Ça lui donne envie de gerber. Le barman ne la salue pas. Il lit l’Union. Il hoche simplement la tête, histoire de s’enquérir de ce qu’elle veut consommer. Elle hésite. Elle a envie de repartir. Tout de suite. De claquer la porte bien fort derrière elle après lui avoir fait un doigt d’honneur, à ce connard qui met tant de mauvaise volonté à faire son boulot. Si elle en avait un, de boulot, elle le ferait avec cœur et c’est d’un sourire qu’elle accueillerait les clients. Elle a tout essayé. Postulé partout. Serveuse, vendeuse, femme de chambre, secrétaire. Ça n’a rien donné. Personne ne veut d’elle. C’est le monde du travail, ma p’tite dame, faut s’y faire, lui a dit le conseiller de Pôle Emploi. Mais ne renoncez pas, vous finirez bien par trouver.
Elle ne répond pas au barman. Elle le fixe. Mauvaise. Enragée.
Il s’approche.
– Bon, qu’est-ce que je vous sers?
– Si vous commenciez par dire bonjour?
Il lève les yeux au ciel. Genre, je n’ai pas que ça à faire, si je devais saluer tous les clients, patati, patata…
– Un diabolo-citron.
– J’ai plus de sirop de citron.
Elle lui fait un sourire contraint. Douloureux.
– Vous aussi, vous avez décidé de m’emmerder aujourd’hui, hein?
Elle s’attend à ce qu’il réplique vertement, mais non. Il pose ses avant-bras sur le bar, approche son visage du sien. Elle voit très distinctement les poils blonds-roux de sa barbe qui a déjà repoussé un peu et l’iris anthracite de ses yeux.
– Mauvaise journée? dit l’homme.
– Non, excellente! Un an de plus au compteur, pas de job, pas de mec, évidemment pas d’enfant et toujours chez papa et maman pour ne pas crever de faim. La belle vie, non?
– Ne vous…
– Ah non, pitié! Vous n’allez pas vous y mettre aussi. Les messages compatissants, lénifiants qui célèbrent l’espoir et la beauté des lendemains, j’en ai soupé. Je suis désespérée, je vois tout en noir et c’est parti pour durer encore un moment!
Il lui sourit. Pas un sourire moqueur, non. Un sourire plutôt doux, et gentil. Il se retourne, attrape un petit verre et verse quelque chose dedans.
– Tenez. C’est la maison qui vous l’offre.
– Qu’est-ce que c’est?
– Pas du sirop de citron, ça, c’est sûr…
Elle prend le verre, le hume. Ça sent le fruit et l’alcool fort. Peut-être ce qu’il lui faut après tout. Elle y trempe les lèvres. Elle n’a pas l’habitude. En réalité, elle évite l’alcool parce qu’elle a peur d’y plonger. Pour une fois, elle va faire une entorse à son règlement intérieur. Elle boit le breuvage en trois gorgées qui allument le feu dans son œsophage. Elle exhale tout l’air de ses poumons, comme sous l’effet d’un uppercut.
– Merci!
– Pas de quoi.
– Et maintenant?
– Ben, je ne sais pas. Vous en voulez un autre?
– Non, merci. Sinon je vais m’embrasser. Euh, m’embraser…
– Ça va mieux?
– Non…
Elle se met à rire. Un vrai fou rire, comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Puis elle se calme, difficilement.
Le barman lui sourit. Le même sourire que tout à l’heure, doux, amusé, compatissant. Maintenant, ça lui donnerait plutôt envie de pleurer qu’on la regarde comme ça.
– Je m’appelle Victor, dit l’homme en tablier noir, en lui tendant la main.
– Hélène répond-elle, brutalement dégrisée.
Vaguement gênée par cette sollicitude inattendue ou par le contact de cette main épaisse et forte, elle se retourne vers l’entrée. Elle sent ses pommettes rougir. Peut-être sous l’effet de l’alcool. Ou bien d’autre chose. Va savoir ce qui se passe dans la tête d’une trentenaire célibataire dès qu’un inconnu l’effleure… Sans raison, elle défait la barrette qui retient ses cheveux et regarde par les larges vitres où des lettres dépolies annoncent « Sandwiches à toute heure ».
Episode 2
Les magasins de bricolage, c’est toujours plein d’hommes. Et pas n’importe quels hommes : des types solides, débrouillards, parfois un peu odorants, c’est vrai, mais qui ne comptent sur personne d’autre qu’eux-mêmes pour changer un joint de robinet ou remplacer une fenêtre. Elle aurait dû y penser quand elle était dans sa période drague intensive et qu’elle sautait sur tout ce qui avait trois poils au menton. Le speed-dating, c’est comme le jambon polyphosphaté. De la merde, se dit Hélène en contemplant l’incroyable variété des produits disponibles au rayon visserie. Alors qu’ici, il n’y a qu’à regarder autour de soi pour trouver l’homme idéal. Petit détail qui a quand même son importance : l’homme idéal est certes bricoleur, mais aussi souvent affublé d’une épouse plutôt blonde, propriétaire à crédit d’un pavillon dans un lotissement plein de géraniums et muni de deux mouflets morveux et braillards.
– Ça vous inspire, les rondelles?
Hélène se retourne vivement et manque lâcher le paquet qu’elle a en main. Victor est derrière elle, goguenard.
– Oui, dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de rougir. Surtout les rondelles plates moyennes en acier zingué made in The Philippines. C’est fascinant, vous ne trouvez pas?
Elle sourit outrageusement.
– J’ai trouvé ce que je cherchais, dit Victor. On peut y aller, sauf si vous avez décidé d’entamer une thèse sur les vis cruciformes.
– Non, je crois qu’il y a d’autres sujets plus intéressants à étudier.
Elle dit ça en plantant son regard dans le sien, comme un pistolet à air comprimé crache ses clous.
– Vous êtes du genre effronté, vous, non?
– Ça peut m’arriver, en effet, répond Hélène, sans se démonter cette fois, et en entrainant Victor par le coude vers les caisses. Je viens de découvrir le potentiel érotique des magasins de bricolage. C’est assez excitant…
Victor ne dit rien – mais Hélène constate que sa nuque est devenue rouge brique – et se laisse faire. Tous deux rejoignent la caisse surchargée à la sortie du magasin.
– Pfff, soupire Victor en contemplant les neuf personnes qui les précèdent, tout ça pour deux douilles…
Deux nouilles, oui, pense Hélène, mais elle se tait, le regarde, un peu en biais. Refuse de se demander ce qu’elle fait là. Bricotruc ou le bar des Sports, quelle importance? Après le petit verre qui lui a foré un trou dans l’estomac, Victor lui a dit qu’il terminait son service. Si elle voulait bien l’attendre dix minutes, ils pourraient aller ailleurs, ensemble. Enfin. Pour discuter un peu, quoi. Il était gêné en disant ça. Sa timidité faisait ressortir son accent picard. S’il n’avait pas dépassé la quarantaine, ça aurait pu être mignon. Elle n’avait rien de mieux à faire, alors elle a attendu.
Un vieux numéro de Lire traînait sur une table du café. Elle l’a parcouru. Non pas qu’elle lise beaucoup, mais elle voulait échapper à son reflet dans les miroirs, aux questions stupides qui vrombissaient en essaim dans sa tête. Et puis elle est tombée sur ce titre, Les Chaussures Italiennes, d’un certain Mankell et brutalement sa situation désespérée lui a sauté au visage. Un souvenir a surgi. La dernière fois qu’elle s’était acheté une paire d’escarpins, c’était à la Halle, trente euros en promo et made in China, bien sûr. À la première pluie, les chaussures s’étaient transformées en un truc hybride, mi-chou-fleur, mi-vomi de rottweiler. Dans cet état, elle n’avait pas osé se rendre à l’entretien d’embauche pour un poste de réceptionniste à l’hôtel Mercure.
Il faudrait parfois pouvoir écraser sa mémoire comme on écrase des données. Hélène se souvient qu’elle a refermé le magazine rageusement, prête à sauter de son tabouret, à s’enfuir pour se fondre dans la foule. Tout Reims semblait faire son shopping sur la place d’Erlon, le samedi après-midi. Disparaître ne prendrait que quelques secondes, mais à cet instant, Victor avait surgi des cuisines. Trop tard pour redevenir anonyme. Trop tard pour échapper à son destin.
La queue avance doucement, au rythme des bips-bips du scanner et des crachotements de la machine à carte bleue. Hélène cherche un truc drôle à dire, mais ne trouve rien. Une heure plus tôt, elle était dans une alcôve du Glue Pot, avec Victor. Ils buvaient une bière et évoquaient à tour de rôle les gens, la vie, le boulot – ou son absence dans le cas d’Hélène. Victor s’était soudain rappelé qu’il avait promis à sa mère de passer au magasin de bricolage. Hélène voulait-elle l’accompagner ou bien le retrouver plus tard? Ils avaient vaguement évoqué l’idée de dîner ensemble, ce soir. Elle lui en avait été reconnaissante. Elle ne voulait pas passer sa soirée d’anniversaire en tête à tête avec ses vieux qui la tarabustaient sans cesse sur son avenir, ce mur en parpaings contre lequel elle n’en finissait pas de se cogner la tête.
Parce qu’elle en a par-dessus la tête d’être toujours seule, elle l’a suivi. Elle est montée avec lui dans l’Austin Mini. Elle a éprouvé un frisson d’angoisse en se disant qu’elle était à sa merci. Puis elle a réalisé qu’elle était en route pour Cormontreuil, pas Boulder City. Et maintenant, elle est là, à côté de ce quasi-inconnu pour lequel elle éprouve une sorte de reconnaissance canine et pathétique parce qu’il lui a tendu la main quand elle allait tomber. Il fait une tête de plus qu’elle. Les épaules larges, les cheveux du même blond roux que sa barbe. Et très drus, mais coupés court. Curieusement, elle n’éprouve ni attirance ni répulsion pour lui. Il est là, c’est tout. Et pour un homme, c’est déjà pas mal, non?
Episode 3
– Victor, voulez-vous prendre Hélène pour épouse?
La voix du prêtre résonne entre les pierres nues de la petite église de campagne. Le « oui » sonore du marié sort Hélène de sa rêverie. Elle sourit. Victor lui effleure les doigts et se penche pour glisser quelques mots à son oreille.
– C’est émouvant, non?
– Oui… Heureusement qu’on était là, hein?
– Chut! fait une voix derrière eux.
Ils se regardent et étouffent le rire qui les unit.
Sur la route de Ville-Dommange, après avoir changé les douilles des plafonniers chez la mère de Victor, ils roulaient, toutes vitres baissées, et Sacha Distel chantait à tue-tête la belle vie, sans amour, sans souci, sans problèèème-euh… Avec la fin de l’après-midi, une douceur printanière s’était installée sur la plaine. La petite voiture, telle une sulfateuse, passait entre les vignes et semblait les arroser de notes de musique. Soudain, au détour d’un virage, un homme en costume gris perle, debout près d’un monospace renversé dans le fossé, leur avait fait signe. Ils s’étaient arrêtés et avaient découvert, assise dans l’herbe, une mariée échevelée qui pleurait toutes les larmes de son corps.
– C’est de ma faute, avait dit l’homme, en se penchant à la vitre, du côté d’Hélène. L’émotion, sans doute. Je marie ma fille. Je l’emmenais à l’église et voilà… je ne sais pas ce qui s’est passé, mais… j’ai perdu le contrôle. Nous n’avons rien, mais nous sommes terriblement en retard…
– Montez! avait dit Victor sans hésiter une seconde. Où est-ce qu’elle se marie, votre fille?
– A Rilly-la-Montagne.
– C’est comme si on y était…
La mariée était montée et Hélène, compatissante, lui avait tendu un mouchoir afin qu’elle remette un peu d’ordre dans son visage boursouflé par le chagrin et l’angoisse. Victor avait mis le turbo et vingt minutes plus tard, la mariée et son père descendaient de voiture sous les ovations des invités qui trépignaient d’impatience. Le temps de s’expliquer et le mariage avait enfin pu être célébré. Le père de la mariée avait tenu à ce que Victor et Hélène restent pour la cérémonie. Il les présentait à tout le monde comme le plus beau cadeau des mariés et leur avait fait jurer d’assister au moins au vin d’honneur, s’ils ne voulaient pas participer au dîner.
Et voilà comment on se retrouve à boire sa troisième coupe de champagne au milieu d’inconnus friqués pour célébrer le mariage d’une ravissante idiote blonde à un blanc-bec infatué, se dit Hélène en contemplant les tourtereaux qui papillonnent d’un groupe à l’autre, trouvant pour chacun un mot aimable emballé d’un sourire factice. Hélène s’est planquée dans un coin, mais les mariés s’approchent inexorablement. Où est passé Victor? se dit-elle, maudissant l’art qu’ont les hommes de toujours disparaître au moment où l’on a le plus besoin d’eux. La mariée est interpellée par une femme à chapeau et c’est seul que le marié s’approche enfin d’Hélène. Il lui jette un regard dédaigneux, du bas vers le haut, détaillant ses converse avachies, son jeans élimé, son blouson de cuir qui fait plus racaille que canaille et ses cheveux trop longs et emmêlés par la séance de karaoké automobile.
– Alors, c’est vous que je dois remercier? demande le jeune fat.
– Pas vraiment, dit Hélène, c’est Victor qui…
Elle cherche vainement du regard son acolyte.
– Peu importe, de toute façon on ne va pas en faire un vélo, si? Marjorie et moi sommes unis, c’est l’essentiel. Vous nous avez rendu service et je vous en sais gré. J’ai cru comprendre que son père vous avait conviés pour le dîner, mais je crains que, hum…
– Nous ne fassions tache? dit Hélène, piquée par l’impertinence du marié.
– Pas du tout, pas du tout. Mais…
– Laissez tomber. Peu importe. Nous ne voulions pas rester de toute façon. Nous avons mieux à faire, ajoute-t-elle avec un sourire fielleux. Tiens, je crois que c’est vous qu’on appelle, là-bas, non?
Le marié se retourne et s’apprête à partir dans la direction qu’elle lui indique. Hélène tend alors négligemment la jambe et le jeune homme trébuche lourdement. Emporté par son poids, il fait quelques pas maladroits, et se retient à tout ce qui passe à sa portée : une manche, un sac, un bustier. Peine perdue, il s’affale, tête en avant, sur la table qui supporte les ravissants canapés ornés d’une feuille de salade et les kirs à la liqueur de fraise. Les convives poussent des cris, tout le monde se précipite pour aider le jeune homme à se relever. Sauf celle dont la manche a été arrachée, celle qui, à quatre pattes par terre cherche les perles de la lanière de son sac et la dernière qui se retrouve les seins à l’air.
Seins qu’elle a fort jolis, d’ailleurs.
A cet instant Victor surgit.
Hasard?
– Que se passe-t-il? dit-il, un peu étonné par l’ambiance de la salle.
– C’est le marié, dit Hélène, je crois qu’il a déjà un petit coup dans le nez. On y va?
– Mais… je n’ai même pas eu le temps de boire une coupe!
– Je vous le déconseille. Il est chaud et un peu vert. Mal d’estomac assuré… Allons plutôt ailleurs. Ce n’est pas le champagne qui manque, dans la région…
– C’est vrai, répond Victor, conciliant. Et puis on ne s’amuse pas tellement dans une noce où on ne connait personne.
Ils sortent de la salle et s’éclipsent rapidement. Derrière eux, les bruits de la fête s’estompent comme se désagrègent les images d’un rêve étrange.
Episode 4
Elle se demande à quel degré de nullitude – pour reprendre en la parodiant la sortie célèbre de Ségolène ex-future présidente – il faut en être arrivé pour passer sa soirée d’anniversaire avec un type qu’on ne connaissait pas il y a dix heures. Quand elle avait quinze ans, elle imaginait la trentaine comme le plus bel âge. Celui où tous ses rêves se seraient enfin réalisés. Elle n’était pas très exigeante à l’époque. Elle voulait juste un amoureux et un job intéressant. Résultat, elle a trente-cinq ans ce soir, sort avec un barman esseulé dont le front commence à se dégarnir, dont elle ne sait strictement rien sinon qu’il a son permis de conduire et est capable de changer la douille d’un plafonnier, et se connectera lundi matin à l’aube pour signifier à Pôle Emploi qu’elle n’a toujours pas trouvé le job idéal. Ni même de job pourri sous-payé où elle se ferait exploiter sans merci.
Elle soupire et boit une gorgée de rosé. Victor est parti saluer un ami, au bar, évidemment. Elle imagine que tous ses amis sont des pros du shaker. Il l’a invitée dans ce petit restaurant, installé dans une ancienne cave à champagne. Ce n’est pas trop mal, dans le genre gargote, se dit Hélène, avant d’entendre sa deuxième voix, qui est peut-être tout simplement celle de sa mère lui assener : voilà pourquoi tu n’arrives à rien dans la vie, ma cocotte, tu n’es jamais contente, et ne te satisfais jamais de ce que tu as. Elle soupire. Ça l’ennuie de le reconnaitre, mais sa mère intérieure n’a pas tout à fait tort. Chose qu’elle ne dirait jamais à sa mère en chair et en os. Elle devient amère, frustrée. Bientôt, elle aura cinquante ans, des poils au menton et sous les bras, qu’elle ne se souciera plus de retirer et elle en voudra à tous les hommes de la terre parce qu’il n’auront su ni l’employer ni la baiser.
A la table d’à côté, deux couples sont attablés. Un des hommes a le bras autour des épaules de sa femme. Et sous la table, Hélène le voit clairement, il fait du pied à son ami, assis en face de lui. Elle devrait être indignée, mais elle a juste envie de rire. Parfois, sérieusement, il vaut mieux être seule, non?
Cela la ramène a la question du jour. Ou plutôt du soir : qu’est-ce qu’elle va faire de Victor, une fois le dîner terminé? Le considérer comme la cerise sur le gâteau avarié de sa vie pourrie? Elle ne peut quand même pas lui proposer d’aller terminer la soirée chez ses parents. Elle imagine la tête de son père, descendant pisser, comme il le fait toutes les nuits, dans son pyjama dont elle ne voudrait même pas faire des chiffons, et la trouvant, elle, sa petite Hélène, nue comme un ver sur le tapis du salon, dans les mains d’un pro du shaker qui ne se ferait pas prier pour la secouer à grands coups de reins.
Alors chez lui, peut-être?
Tu sais, tu n’es pas obligée non plus, dit sa mère dans le fond de sa tête, de te faire culbuter juste parce qu’il t’a invitée au restaurant. Si tu commences à céder aux avances de tous ceux qui auront eu pitié de toi, tu vas finir sur le trottoir, ma fille.
Oh, ta gueule, Maman.
– Pardon? dit Victor, éberlué.
Il est revenu s’asseoir en face d’elle et elle ne l’avait même pas vu, perdue qu’elle était dans le fond de son verre de rosé, qui n’en contient plus, d’ailleurs, du rosé, vu qu’elle a tout bu.
– Rien, je… Oh, laisse tomber. Je crois que j’ai trop bu.
Doucement, il prend le verre qu’elle tient entre ses mains comme un calice et le repose sur la table. Voilà qu’il a de nouveau ce sourire tendre et doux qui cet après-midi – bon dieu, c’était seulement cet après-midi? – lui a donné envie de pleurer. Il n’a pas lâché sa main.
– J’ai passé une bonne journée, avec toi, Hélène, tu sais.
– Vraiment? Pourtant…
Elle est tellement étonnée qu’elle ne remarque pas qu’il est passé au tutoiement. Sa mère intérieure s’agite comme une furie et déclenche tous les signaux d’alarme – un vrai cockpit en phase d’atterrissage catastrophe! – mais elle la fait taire en lui envoyant quelques jurons silencieux qui ferment le clapet de la pipelette. Elle pense à cet entrefilet vu dans l’Union, hier. Vingt-quatre vaches foudroyées à la Réunion, lors d’un violent orage. Les bovidés devaient avoir le même air abasourdi qu’elle, quand l’éclair les a transformés en vapeur de steak. Drôle d’association d’idées… Il faudrait peut-être qu’elle arrête aussi de se déprécier en permanence.
– Ma femme m’a quitté, il y a trois ans, poursuit Victor. Pour un autre, évidemment. J’ai cru que je ne m’en remettrais jamais. Tu n’imagines pas le nombre de journées solitaires que j’ai passées, supportant à peine de voir les clients du bar. Je me sentais comme un vieil ours grincheux qui en avait marre du monde, marre de la vie. J’avais l’impression que tout était fini.
Hélène fait une grimace compatissante. Elle connait ça aussi.
– Cet après-midi, quand je t’ai vue débarquer, pour la première fois, j’ai pensé à autre chose qu’à moi. J’ai ressenti de l’empathie pour toi. J’ai eu envie… eh bien, de ne pas te laisser seule. J’avais l’impression, dans l’état où tu étais, que tu aurais aussi bien pu sortir du café et aller te pendre.
– Quand même pas… dit Hélène. Je suis nulle en nœuds.
Victor rit.
– J’adore ton humour, dit-il.
– C’est un bon début, dit Hélène souriante.
– Tu crois que ça n’est que le début?
– Oh, même pas. Juste un tout petit prologue…
Ils se sourient. Complices.
– Alors on y va?
Hélène acquiesce. Elle se lève, suit Victor qui l’attend. Dans la rue, ils marchent un peu, côte à côte. Leurs pas les ramènent vers la place d’Erlon. L’air s’est rafraîchi. Hélène frissonne un peu, avec son petit blouson de faux cuir. Victor le remarque. Il passe alors son bras autour de ses épaules et l’attire dans sa chaleur. Hélène ne résiste pas. Elle se laisse aller contre lui. Qu’il l’emmène où il veut…
Une réflexion sur « Trentenaire et célibataire »