Chambre 612

Dans la boutique du hall, j’ai acheté des oursons en guimauve, des biscuits au citron et des cigarettes. Je n’ai jamais fumé et n’ai pas l’intention de commencer. La preuve, je n’ai même pas pensé à demander un briquet pour les allumer. Je regarde par la baie vitrée. L’hôtel – le meilleur de la ville – donne sur la place de la mairie. Nuit d’hiver éclairée d’orange et déjà, ça et là, des guirlandes qui essaient de me transmettre leur gaieté factice. Mais ça ne marche pas. J’ai quinze ans aujourd’hui et tout ce que mon père a trouvé comme cadeau, c’est le numéro de cette chambre qu’il a réservée pour moi : 612. Six décembre.

La première fois qu’il m’a proposé cet « arrangement », comme il dit, ça m’a amusée. J’ai pris deux bains moussants dans la journée, commandé mon petit-déjeuner au lit et me suis gavée de télé. La fois suivante, j’ai haussé les épaules. Bof. A quoi bon discuter? C’est lui qui a tout organisé. Ces week-ends où sa nouvelle amie vient le voir et où il se débarrasse de moi. Il parait que les enfants mettent Sonia mal à l’aise. Je ne suis plus une enfant. Justement, c’est surtout avec les ados qu’elle a du mal et comme on commence juste tous les deux, tu vois, je veux que ça se passe bien. Ne pas l’effrayer surtout, alors si tu acceptais pour une nuit de… Moi, l’effrayer? Est-ce que ça ne devrait pas être l’inverse? Après tout, c’est elle la belle-mère inconnue qui déboule dans ma vie. La fameuse marâtre des contes. Celle avec qui – quoi qu’on fasse – on ne peut pas s’entendre. Et c’est moi qui subis tous ces changements, depuis que papa a trompé maman et qu’elle lui a rendu la monnaie de sa pièce, depuis qu’ils ont décidé de divorcer, après avoir passé des semaines à se jeter au visage des insultes et des verres à moitié pleins.

J’ai parlé à maman de ces week-ends de semi-réclusion que papa m’impose. Elle s’est contentée de souffler un peu plus fort la fumée de sa cigarette dans le micro du téléphone. Depuis que le divorce a été prononcé, elle a froid. Tout le temps. Alors elle est partie dans le sud. Pour se réchauffer et refaire sa vie. Trouver quelqu’un pour lui tenir chaud peut-être. Elle est comme ça maman, mi-femme, mi-enfant, toujours à chercher une épaule solide sur laquelle se reposer. Et si possible, un homme pour calmer ses chagrins de petite fille apeurée. Quand papa a quitté la maison, elle m’a prise dans ses bras, dans son lit en disant que tout allait s’arranger, que je ne devais pas avoir peur. Je crois surtout qu’elle redoutait de dormir seule dans ce lit trop grand. Et puis il lui fallait quelqu’un à qui parler. De sa vie, de ce que son mari lui avait fait, de ce monde qui la rejetait. Trop cruel et trop vaste. Elle n’a  jamais voulu ma garde. Elle ne s’est pas battue pour moi. Elle s’est contentée de prendre un très bon avocat qui lui a négocié une prestation compensatoire inespérée. Et puis elle a mis les voiles. Je recevrai sans doute un chèque, lundi, pour mon anniversaire. Elle est comme ça, ma mère. Sa tendresse se mesure au nombre de zéros derrière le premier chiffre.

Au début, je me suis dit que l’éclatement de leur couple ne changerait pas grand-chose à ma vie. Je me suis toujours bien entendue avec mon père. Il me fait confiance et me laisse une grande liberté. Il m’encourage quand c’est nécessaire. Et puis mes grands-parents vivent à quelques kilomètres de d’ici et j’aime bien prendre mon vélo pour aller les voir de temps en temps. J’ai proposé à papa d’aller chez eux, durant ces week-ends où il veut… enfin, où il veut faire ÇA tranquillement. Il a refusé. Dit que c’était trop tôt, qu’il serait obligé de leur parler de sa liaison. Tu les connais, Julie, ils vont poser des questions, exiger de la voir, ils vont tout gâcher, je ne le supporterai pas. Sonia, c’est tout ce qu’il me reste pour trouver encore l’énergie d’avancer droit… 

C’est pour ça qu’il m’évacue en zone neutre, me dis-je en regardant mon reflet dans la fenêtre. Je suis devenue un objet encombrant dans sa vie de père célibataire. Une armoire en quelque sorte, qu’on monte au grenier, parce qu’elle prend décidément trop de place ou jure avec le nouveau mobilier.

Je n’ai pas le droit d’inviter des amies à me rejoindre dans cette chambre. Je ne dois sortir que si c’est absolument nécessaire. Je dois éviter la salle à manger et commander mes repas au service d’étage. Quand papa m’a déposée ce midi, il a pris mon visage entre ses mains, m’a regardée avec ses grands yeux bruns désolés. Ceux qui amollissent ses patientes les plus stressées. Je te promets qu’on fêtera ton anniversaire la semaine prochaine. Une surprise. Rien que toi et moi. J’ai répliqué que mon anniversaire, c’était aujourd’hui. Et que la surprise, je la voulais maintenant. Ne fais pas l’enfant, m’a-t-il dit, en tentant de cacher l’exaspération qui avait assombri son regard, l’espace d’un instant. Je compte sur toi hein? Je me suis mordu la lèvre, j’ai fait un geste qui pouvait passer pour un acquiescement. Il a pris la clé à la réception où l’employée l’a salué avec la déférence qui convient, pendant que j’allais dépenser son billet de vingt en sucreries. Ensuite, nous sommes montés. Il portait ma petite valise décorée de cerises dans sa grande main et moi je serrais le paquet de cigarettes comme un jouet interdit au fond de ma poche. Devant la porte de la chambre, il m’a fait un clin d’œil en désignant le numéro. Je crois que ça a été le geste de trop. A ce moment-là, je n’étais pas décidée encore. Je l’ai regardé comme si j’avais quitté mon corps, comme si j’étais très haut, au-dessus de cet homme si anxieux d’arriver à ses fins et je me suis dit : tout est factice. Il joue. Au bon père, au médecin responsable, à l’homme organisé. Rien n’est vrai. Son sourire est une façade, son assurance un décor. Et l’amour qu’il semble me porter s’évanouira aussitôt la porte refermée. D’en haut, je l’ai vu installer la Julie qui avançait à ses côtés, petit pantin articulé et obéissant. Il a tâté le matelas, vérifié que la télé s’allumait. Il a embrassé la petite chose de quinze ans en disant « Ça ira? Tu m’appelles, tu sais que je réponds toujours si tu as besoin de moi » et puis il est parti. Alors mon regard a pris encore de l’altitude, d’un clic, comme les cartes de Google et je l’ai vu dans le couloir, puis dans l’ascenseur, puis dans le parking. Pressé, courant presque. Impatient d’aller rejoindre cette sorcière qui l’a envoûté. Presque hystérique à l’idée de bientôt pouvoir la posséder et verser dans son corps la frustration de plusieurs semaines. Et je me suis vue, seule, abandonnée, dans une chambre d’hôtel, devant la fenêtre qui donne sur cette place, dans cette petite ville où il ne se passe jamais rien.

Je n’ai pas mérité ça. Non, je n’ai pas mérité ça. J’ai quinze ans aujourd’hui. Je regarde ma valise encore fermée, mon portable, mon sac à dos avec mes devoirs dedans et, posée en évidence, la clé où brille un 612 doré. Les confiseries et le paquet de cigarettes intacts sur le lit. Je prends juste les Camel. Ce sera mon cadeau pour lui. J’enfile mon manteau, mes gants. Je claque la porte, descends pas l’escalier, heureuse de sentir cette énergie nouvelle dans mes jambes qui ne demandent qu’à marcher. Le hall est désert. La réceptionniste lève la tête, s’apprête à parler. Je l’ignore. Je sors. La nuit est glacée. J’ai l’impression que des cristaux se forment au bout de mon nez. Je souris aux lumières, aux étoiles givrées. J’ai quinze ans et je suis libre. La voiture – une Ford rouge – m’attend au coin de la rue, comme prévu. C’est Steve. Il a vingt ans. On s’est connus sur le Net. Il ne m’a pas menti, lui. Il est venu me chercher. Il sait que c’est mon anniversaire et m’a promis une surprise démente.

Cette nouvelle a eu le 2ème prix du Concours de la Microfiction organisé par l’association Présence d’Hervé Bazin, en 2011.

Une réflexion sur « Chambre 612 »

  1. Je cherche ton billet de la remise des Prix mais je suis perdue sur ton nouveau blog, arrgh, je vais encore chercher, sinon je l’ajouterais aprè quand tu me le donneras ! 😀

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