Archives pour la catégorie Tragique

L’homme qui aimait les chiens

De l’écrivain cubain, Léonardo Padura, on connait surtout le personnage de Mario Conde, le privé de la Havane. Un autre héros de polar récurrent et très attachant…

Dans L’homme qui aimait les chiens, l’écrivain change de registre. Il suit l’itinéraire de deux hommes qui ont marqué l’histoire. Le premier, Léon Trotski est, au moment où débute le récit, un homme poursuivi par la haine de Staline, qui a fait de lui un exilé, un paria. De la Turquie jusqu’au Mexique en passant par la Norvège, Trotski et les siens sentent, peu à peu, l’étau se resserrer, d’intimidations en menaces. Accusé des pires maux par une machine de propagande à la botte du dictateur, sans soutien ni moyen de se défendre, le fondateur de la IVème internationale sent la fin approcher…

Cette fin prendra le visage de Ramon Mercader, le deuxième homme. Jeune Espagnol poussé par sa mère à se montrer de plus en plus déterminé et héroïque, ce-dernier est bientôt embrigadé par les communistes. Il part en URSS, devient le « Soldat 13 » et reçoit un entraînement intensif pour devenir une véritable machine à tuer. Il prend ensuite le nom d’emprunt de Jacques Mornard et c’est sous cette identité qu’il sera chargé d’assassiner Léon Trotski.

Un troisième homme permet de faire le lien entre ces deux trajectoires : Ivan, un ex-écrivain cubain désabusé, dégoûté par les mensonges de la propagande communiste qu’on l’a obligé à ingurgiter pendant des années et qui rencontre sur une plage un homme qui promène ses chiens, deux barzoïs superbes. Peu à peu, Ivan et l’inconnu se lient et Ivan devient alors le confident d’une stupéfiante histoire…

A travers ces trois portraits, Léonardo Padura revient sur une des plus grandes idéologies du XXème siècle, idéologie dévoyée au profit d’un petit nombre et qui a fracassé des milliers de vies sur les écueils du mensonge et du crime à l’échelle d’un continent.

L’Union soviétique léguerait aux temps futurs son échec et la peur de plusieurs générations en quête d’un rêve d’égalité qui, dans la vie réelle, était devenu le cauchemar de la majorité.

L’homme qui aimait les chiens est un livre dense, extrêmement documenté, un pavé de 650 pages qui vous cale le ventre comme un bortch roboratif. C’est aussi une manière de mettre l’histoire – la petite et la Grande – en perspective, de dénoncer la réalité politique et sociale encore à l’œuvre à Cuba et d’amener chacun à réfléchir, incidemment, sur des choix de société à faire pour l’avenir. Un livre ambitieux et une charge féroce contre toutes les dictatures…

J’ai voulu me servir de l’histoire de l’assassinat de Trotski pour réfléchir à la perversion de la grande utopie du XXe siècle, ce processus où nombreux furent ceux qui engagèrent leur espérance et où nous fûmes tant et tant à perdre nos rêves et notre temps, quand ce ne fut pas notre sang et notre vie, explique Leonardo Padura dans la postface.

Un grand merci à Keisha qui m’a prêté ce roman et en a fait un solide compte-rendu. A lire aussi, le billet très complet d’Ys.

L’homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura, Métailié, 24€

Le quai de Ouistreham

Du livre de Florence Aubenas, on a déjà beaucoup parlé et même lu des extraits, dans les journaux, ici et là. Pendant, quelques mois, la journaliste est partie chercher, anonymement, du travail du côté de Caen. Après s’être forgé un CV à trous (femme, la cinquantaine, n’ayant pas travaillé pendant dix ans, avec juste son baccalauréat en poche…), elle s’est mise en chasse. D’abord auprès des entreprises d’intérmim qui l’ont brutalement éconduite – « Vous êtes plutôt le fond de la casserole, Madame » – puis après de Pole Emploi – ce prestataire de services qui ne manque pas de rappeler à ses clients qu’à tout moment, ils peuvent être radiés s’ils ne respectent pas leurs devoirs… Là, guidée, orientée, conseillée, elle a suivi un stage et fini par trouver quelques heures de ménage. A bord d’un ferry, dans les bungalows d’un camping, etc…

Si Florence Aubenas, dans ce livre, lève le voile sur la précarité – notamment féminine – et son vécu au quotidien, elle donne surtout à voir l’extrême violence du monde du travail aujourd’hui. A tel point qu’un petit tour dans la jungle, à côté, c’est le Club Med. Des femmes prises, jetées, exploitées, obligées de faire trois heures de trajet pour une heure de travail, dont on ne paye jamais les heures supplémentaires, qu’on fait trimer à la schlague… Evidemment, pas question de se syndiquer ou même de protester, on sait qu’il y en a dix, vingt, cinquante qui attendent de prendre la place. Des robots seraient mieux traités… parce qu’on leur concéderait une valeur. Là, ce qu’on voit, c’est le début d’un retour à la barbarie. L’humain réduit à sa fonction productive, objet qu’on classe en « utile » ou « inutile », et qu’on jette alors sans scrupules, sans de demander ce que cette femme, cet homme va bien pouvoir faire pour survivre… Ceci ne nous regarde pas, diraient les Inconnus…

Eh bien, justement, Florence Aubenas oblige à regarder ce que devient la société française. Un constat terrible mais qui n’est que la partie émergée de l’iceberg. Quoi qu’aient pu en dire les uns et les autres, il faut saluer le courage de cette femme qui a, du journalisme une haute conception, contrairement à nombre de ses confrères qui ne pensent qu’à jouer des coudes pour entrer dans la cour des grands. Qui d’autre aurait eu le cran de faire ça?

Merci à Isabelle, qui m’a prêté ce livre… Désolée d’avoir mis si longtemps à le lire!

Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 19€

L’avis de : Bookomaton, Ladies Room

Perfect Match/Pour que justice soit faite

Jodi Picoult, née en 1967 aux Etats-Unis, a publié son premier livre en 1992. Auteur réputée dans les pays anglo-saxons, elle n’est pas très connue en France, où seuls quelques-uns de ses livres ont été traduits. J’avais très envie de découvrir son travail. J’ai choisi Perfect Match, en VO, qui existe aussi en version française, aux Presses de la cité, sous le titre Pour que justice soit faite.

A travers l’histoire de la famille Frost, Jodi Picoult aborde le thème riche et vaste de la Justice. Nina Frost est, en effet, assistante de ce qu’on nomme aux E.U un District Attorney, une fonction comparable à celle de procureur en France. Persuadée d’être du bon côté de la barrière, elle met toute son énergie au service de son travail, punit les criminels et protège les victimes. Or, un matin, Nina et son mari Caleb découvrent que leur fils, Nathaniel, ne parle plus. Pensant d’abord à un problème physique, ils courent chez le médecin qui, faute de déceler quoi que ce soit, les adresse alors à un psy. Très vite, les parents comprennent que leur fils a subi des violences sexuelles et ne veulent plus qu’une chose : connaître l’identité du violeur pour que justice soit faite et leur fils protégé de toute nouvelle tentative. Mais l’enfant refuse de dire quoi que ce soit. Peu à peu, il accepte néanmoins de communiquer par le langage des signes.

Chez Nina, cette révélation provoque un réveil brutal. Elle sait comment fonctionne la justice américaine, puiqu’elle en est un des rouages. Dans ce genre d’affaire, il est fréquent que le violeur s’en sorte sans être inquiété. Dès lors, la seule solution possible s’impose à la jeune femme : faire justice elle-même.

Perfect Match, c’est d’abord du rythme. A peine lus les premiers mots, le lecteur est captivé par l’histoire. Pas de temps morts et de nombreux rebondissements qui viennent, à point, redonner du dynamisme au récit. Ce sont ensuite des personnages, tous en demi-teintes, attachants, forts et fragiles, agaçants parfois, profondément humains. L’auteur excelle à leur donner corps et l’on se dit qu’on pourrait les croiser dans la rue, tant ils semblent palpables. Des gens normaux dont la vie normale est brutalement bouleversée par un événement qu’on croit toujours réservé aux autres…

Perfect Match est un excellent roman qui allie finesse psychologique et profonde réflexion sur la justice, concrètement et théoriquement. C’est aussi, et surtout, le superbe portrait d’une mère prête à tout sacrifier pour son enfant.

Perfect Match, Jodi Picoult.

Antoine et Isabelle

Vincent Borel a écrit un roman ambitieux qui colle à l’histoire du XXème siècle.

Tout commence quand le narrateur, à l’occasion d’une soirée mondaine et arrosée, discute avec Florian, un « jeune qui monte à la télé », fervent partisan des thèses révisionnistes qui prétendent que les camps de concentration ne sont que pure affabulation. Or, il se trouve que le grand-père du narrateur a été interné… il sait donc de quoi il parle. Mais l’insouciance avec laquelle le jeune fat a assené ses arguments, si symbolique de notre époque qui ne veut jamais se retourner sur son passé de peur que les souvenirs ne nuisent au bonheur artificiel et surfait dont publicitaires et marchands nous rebattent les oreilles, agit comme un aiguillon. Il est temps de dire, de témoigner pour que l’amnésie volontaire et irresponsable qui a cours aujourd’hui cesse enfin. Et quoi de mieux que de raconter cette histoire familiale qui mêle ses branches à celle du siècle dernier? Ce livre est une manière de rendre hommage et justice à ces courageux grands-parents dont le destin personnel s’est toujours confondu avec l’Histoire…

Dans Antoine et Isabelle, le lecteur suit deux familles : l’une espagnole et l’autre française.

Les Vives sont de petits paysans qui ont émigré à Barcelone dans l’espoir de trouver du travail et une vie meilleure. Emblématique d’une génération qui rêve d’un monde plus juste, ils font partie de cette masse populaire et ouvrière qui travaille dans des conditions abominables, peine à se loger ailleurs que dans des taudis, voit ses enfants mourir de maladie quand ce n’est pas de faim. Cherchant à se débarrasser du poids des traditions et de l’Eglise, avides de connaissances et de savoir, soucieux des droits de femmes, ils sont prêts à agir pour offrir à leurs enfants un monde différent.

Les Gillet, eux, sont des industriels lyonnais fortunés et chanceux en affaires, qui considèrent les ouvriers comme des alcooliques et/ou des enfants, vis à vis desquels il convient de faire preuve de la plus ferme autorité. Une famille où les alliances économiques tiennent lieu d’histoire d’amour, où tout est pensé et fait pour la maximisation du profit et de l’argent – sans considérations humanistes ou politiques… Ce qui compte c’est d’être du côté des puissants…

C’est le contraste entre ces deux familles, entre ces deux classes, qui donne tout son relief à cette histoire. Bien documenté, servi par une plume incisive, ce livre illustre à merveille les deux courants qui animent, encore aujourd’hui, malgré les dénégations des puissants, la société. L’envie de progrès et la tentation de la Réaction. Nourri par les évènements du XXème siècle, ce livre trouve son parfait prolongement aujourd’hui, à l’heure où les marchés (version moderne des Deux cents familles), aidés par leurs amis politiciens, prétendent liquider tous les acquis du conseil national de la Résistance et remettre au goût du jour précarité, insalubrité et pauvreté. Malgré les combats menés par tous les Vives de la Terre, force est de constater que presque rien n’a changé : une petite minorité détient toujours une majorité de l’argent et du pouvoir.

Un extrait parmi tant d’autres que je voudrais aussi reproduire :

Il regrette surtout de ne pas être peintre. Dans les souks, les longs vêtements laissent flotter les désirs. Les regards brûlent, des senteurs de magie bousculent les narines, les couleurs ont des turbulences traîtres. La chair du désert est brute et sans fard, incandescente. Elle palpite d’une vérité que n’atteignent  pas les atours du bordel bourgeois. Dans les cours, les femmes libres et suantes, le mamelon palpitant, enduisent leurs cuisses d’une huile ambrée. Ces mêmes mains roulent les boulettes de viandes, coupent les légumes. Elles rient aux éclats et leurs voix rauques bousculent l’homme hispanique.

Au rayon des critiques, je regrette surtout que les personnages mis en scène par Vincent Borel n’aient pas plus de « chair ». Ils manquent de profondeur et restent trop souvent « théoriques », comme seulement chargés d’illustrer une thèse… On ne peut pas s’attacher à de tels personnages, ni vraiment les accompagner dans leurs aventures. Curieusement, j’ai surtout lu ce roman comme une invitation à réfléchir aux événements actuels afin de trouver le courage et la force de résister. Et ce qui m’a fait l’apprécier, malgré ses défauts.

Résister, oui, le mot peut paraître un peu fort et néanmoins, c’est de cela qu’il s’agit. Le bien commun est fragile et il a été terriblement malmené ces dernières années, au nom d’une crise qui, à force, semble perpétuelle… Il serait peut-être temps que les gouvernants prennent soin de leurs populations plutôt que des marchés…

Merci à Dialogues qui m’a permis de découvrir cet ouvrage qui fera partie de la sélection de la Rentrée Littéraire 2010

Antoine et Isabelle, Vincent Borel, Sabine Wespieser éditeur, 24€ (sortie courant août)

Le crieur de nuit

Dans ce roman (d’inspiration largement autobiographique), la narratrice s’adresse à son père qui vient de mourir. Tyrannique, autoritaire, violent : ce dernier lui faisait tellement peur qu’elle n’a jamais pu lui dire, de son vivant, ce qu’elle avait sur le cœur. Les cinq jours qu’elle va passer en Bretagne, à l’occasion des funérailles, avec frère, sœur et mère vont être l’occasion pour elle de solder ce passé qui lui est si longtemps resté en travers de la gorge… Dans le corps du roman, sont également insérés des passages du livre La légende de la mort chez les Bretons armoricains, d’Anatole Le Braz.

La première partie de ce (trop?) court roman – disons, jusqu’à l’enterrement – est assez sombre. La narratrice se remémore son enfance, en compagnie de l’homme qu’était son père. Brimades, vexations, insultes étaient son lot quotidien, ainsi que celui de sa sœur Isabelle et de son frère Eric. Cette famille, coupée des autres en raison de la paranoïa du père, vivait alors dans une sorte d’autarcie affective, à la manière de ces pays qui se referment sur les délires de leur dictateur, obligeant les populations à faire le dos rond en attendant que ça passe. Et tant pis pour les dégâts…

La seconde partie, si elle est un peu plus drôle, en raison de l’humour – souvent noir – dont font preuve les personnages, m’a plu davantage mais aussi laissée sur ma faim. Car ce roman, en forme de catharsis, ne fait qu’évoquer les séquelles de cette éducation au bord de la folie. Par pudeur sans doute, puisque bien souvent la voix de la narratrice se confond avec celle de l’auteure… Néanmoins, je regrette que Nelly Alard soit passée si rapidement sur son adolescence et sa vie de jeune femme. Les difficultés à se remettre debout après une telle enfance sont brossées à grands traits, c’est dommage car c’est là que se trouve le nœud du problème : comment devenir adulte, confiant, sûr de soi, autonome quand, durant l’enfance, on a été fragilisé à l’extrême, quand toutes les émotions ont été niées, les rêves détruits et les sentiments dévalués?

Est-ce qu’on peut vraiment guérir d’une éducation qui pratique la violence au nom de l’amour? Vous le découvrirez, peut-être, en lisant Le crieur de nuit…

Les billets de SylireMango et Clara

Le crieur de nuit, Nelly Alard, Gallimard, 13€

Les lieux sombres

Libby Day a-t-elle vraiment eu de la chance de réchapper du massacre qui a réduit à néant, ou presque, sa famille? Rien n’est moins sûr quand on voit la vie qu’elle mène. Instable, dépressive chronique, suicidaire par moments : Libby est tout sauf heureuse. La générosité des citoyens, émus par son drame, lui a permis de survivre sans travailler pendant plusieurs années mais ses fonds touchent le fond. Longtemps infantilisée par une société qui s’est plu à voir en elle une incarnation parfaite de la Victime, Libby doit grandir et trouver quelque chose pour subvenir à ses besoins.

C’est dans cet état d’esprit qu’elle répond à l’appel d’un certain Lyle. Ce dernier fait partie d’un groupe de personnes qui s’intéresse aux mystères non résolus, comme l’affaire Day par exemple. Si le frère de Libby est en prison pour les meurtres, aucune preuve matérielle n’est jamais vraiment venue corroborer la thèse de sa culpabilité. Seul le témoignage de Libby a convaincu les jurés qu’il était coupable. Mais est-ce que Libby, sept ans au moment des meutres, est vraiment certaine que son frère est le responsable?  Dans le groupe de Lyle, nombreuses sont celles qui sont convaincues que Ben Day n’y est pour rien et qu’il faut revoir l’affaire de A à Z. Et qui mieux que Libby serait bien placé pour rouvrir l’enquête officieusement?

Dans ce thriller prenant, les chapitres alternent présent et passé, déroulant en parallèle deux trajectoires qui mènent dans la même direction : celle de la vérité. Libby, victime professionnelle, a usé beaucoup d’années à tenter de chasser ses souvenirs et se convaincre de la folie meurtrière de son frère mais peu à peu, alors qu’elle reprend pied dans la réalité, acceptant enfin de se confronter à son passé, elle prend conscience que tout n’est peut-être pas aussi simple. Curieuse et réticente à la fois, elle se plonge dans cette sinistre affaire qui a, jusqu’ici, hypothéqué toute sa vie…

Gillian Flynn, dont c’est ici le deuxième roman, offre au lecteur des personnages fouillés, denses, profonds, pris dans une intrigue complexe. Cette Amérique des working-poor, de la bien-pensance et du qu’en-dira-t-on est parfaitement décrite, dans sa violence souterraine. Elle excelle aussi à rendre le ressenti des personnages, leurs peurs, leurs espoirs, leurs dilemmes… Il y a derrière ce roman un gros travail de documentation (les remerciements à la fin du livre le prouvent) mais cela ne suffit pas à expliquer son pouvoir magnétique. Malgré certaines longueurs – j’ai allègrement passé quelques pages – Les Lieux Sombres tient le lecteur en haleine jusqu’au bout. Impossible de reposer le livre avant de connaître le fin mot de l’histoire…

L’avis d’Ys et bien d’autres sur BOB

Les lieux sombres, Gillian Flynn, éditions Sonatine, 22€

Les chérubins de la moquette

Rares sont les auteurs grecs traduits en français et c’est d’abord ce qui m’a attirée vers ce livre. Le résumé, au dos, n’a fait que confirmer mon envie de le lire.

Attention, c’est un roman un peu spécial, étrange et dérangeant, tant dans sa forme que dans son contenu.

Maria a 39 ans, elle est mariée et a trois enfants. Elle vit à Athènes, dans un quartier chic. Son mari est architecte. Elle aurait pu l’être aussi mais elle a renoncé à faire carrière. En fait, elle a renoncé à beaucoup de choses, Maria. C’est ce que l’on découvre au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans ses pensées et dans la journée. Tour à tour tendre ou cynique, Maria évoque sa famille – proche et élargie -, ses amies, sa jeunesse, ses enfants. Si dans un premier temps, l’héroïne apparait comme une simple mère au foyer, légèrement obsédée par le ménage et les acariens, peu à peu, le portrait se nuance, prend des teintes sombres, étranges, inquiétantes… Maria n’est pas tout à fait ce qu’elle paraît, loin de là mais impossible de le savoir si on n’entre pas dans sa tête car c’est essentiellement là qu’elle vit. La réalité n’est pour elle qu’un vivier où elle puise évènements, paroles, échanges pour mieux les disséquer, en comprendre les enjeux sous-jacents, tout en passant l’éponge ou le chiffon à poussière…

La pièce préférée de Maria, une salle de bains un peu basse de plafond et sans fenêtres, peut être vue comme une métaphore de sa conscience, ce lieu intime où elle n’en finit pas de s’enfermer. Et si Maria est si obsédée par les microbes qu’elle imagine pulluler dans la maison, c’est peut-être justement parce que sa conscience n’est pas très nette. Pas très propre. Elle aurait, elle aussi, besoin d’une bonne purge… Mais Maria ne veut rien lâcher. Elle vit dans l’illusion qu’elle peut tout maîtriser…Portrait sans concession d’une femme frustrée, qui attribue aux autres les raisons de sa résignation, incapable de parler avec ceux qu’elle prétend aimer, manipulatrice et froide, Les Chérubins de la Moquette est un livre qui repousse loin les limites de l’introspection. C’est aussi un livre assez emblématique, je trouve, de notre société, avec sa bonne conscience étalée à grands frais, sa misanthropie déguisée, son individualisme forcené et sa sexualité toujours mal assumée…

Le livre d’Eléni Yannakaki, une fois refermé, parait aussi glaçant que le film Psychose, d’Hitchcock car sous la banalité du quotidien, sommeille une noirceur sans fond, indissociable de notre humanité.

Les chérubins de la moquette, Eléni Yannakaki, Actes Sud, 22€

Le passé est une terre étrangère

Giorgio est un fils modèle. Intelligent et travailleur, il a quelques années d’avance dans son parcours d’étudiant. Il n’a plus que quelques épreuves à passer avant de pouvoir entrer dans la vie active. Il vit à Bari, une adolescence privilégiée mais pas trop, auprès de parents attentifs. Seulement voilà, Giorgio est sans doute un peu trop sage et sa vie un peu trop lisse… Comment expliquer sinon ce frisson qu’il ressent quand Francesco l’invite à venir jouer au poker avec lui?

Francesco n’est pas bavard et Giorgio ne sait presque rien de lui. La seule chose qui importe, de toute façon, à ses yeux, c’est que son ami a mis ses talents d’illusionniste au service de la tricherie et qu’il entend lui faire profiter de ses dons. Les deux compères trouvent de riches pigeons pour jouer avec eux au poker. Giorgio commence à gagner de plus en plus d’argent et à délaisser ses études. L’attrait d’une vie facile, les justifications fournies sur un plateau par Francesco, l’envie de flamber et de rouler vite : peu à peu, sans s’en rendre vraiment compte, Giorgio se met à jouer avec le feu et devient un jouet entre les mains de Francesco qui ne manipule pas que les cartes…

Dans le même temps, une série de viols a lieu dans Bari, mobilisant les carabinieri, dont un jeune lieutenant Chiti, qui joue sa carrière sur cette affaire.

Mêlant habilement thriller et roman psychologique, Gianrico Carofiglio nous propose une histoire à mille lieues des aventures de Guido Guerrieri. Ou alors ce pourrait être l’histoire d’un de ses éventuels clients. Fasciné par la transgression, perdant peu à peu son libre-arbitre, Giorgio, en effet, est sur une pente descendante qui ne peut le mener qu’en enfer… On retrouve dans ce roman la plume fluide de Carofiglio et sa capacité à donner de l’épaisseur aux personnages sans sacrifier au dynamisme de l’histoire. Il aborde aussi avec beaucoup de finesse ce délicat passage où il faut faire le deuil de son enfance pour entrer de plein pied dans l’âge adulte…

Le passé est une terre étrangère, Gianrico Carofiglio, Rivages/Thrillers, 20€

Court, noir, sans sucre

Des avis lus ici et  m’avaient donné très envie de lire le recueil d’Emmanuelle Urien, Court, noir et sans sucre. Et je n’ai pas été déçue. Les nouvelles sont bien telles que les décrit le titre…

Ames sensibles s’abstenir! Car sans prendre de gants ni de pincettes, l’auteur décrit au scalpel les maux de notre société : maladie, esclavage domestique, folie meurtrière, solitude, pauvreté, anorexie, sénilité… Les histoires, brèves pour la plupart, font mouche. Et plusieurs frappent comme un direct du droit dans l’estomac du lecteur. Emmanuelle Urien n’a pas têté du Harlequin dans sa jeunesse… Elle est sans doute passée directement à la case Sade et Céline! Les bons sentiments n’ont pas cours dans ses histoires et même son écriture reste froide et distante, à la manière d’un légiste découpant méthodiquement un foie en tranches. Ce qu’elle décrit très justement, c’est une certaine sauvagerie à l’œuvre dans nos sociétés, moins spectaculaire qu’un attentat ou un massacre mais bien plus violente. Souterraine, pernicieuse, elle se love dans le couple tranquille et transforme le mari en monstre, elle niche dans la tête d’une mère dont le fils est condamné, elle envahit le corps de l’anorexique et la conduit à petits pas jusqu’à la mort …

Les tempêtes, jusque là, ce n’était pas son genre : Marie-Claire a toujours fait profil bas, elle a la patience d’une plante verte qui attend d’être arrosée, stigmatisant la négligence de son entourage en s’étiolant sans bruit dans le petit coin où elle a décidé de prendre racine. Elle dépérit sans faire de vagues, la discrétion est le prix à payer quand on vit aux dépens des autres. Le tarif doit lui convenir, elle ne s’est jamais plainte.

Ramassée, telle une bête prête bondir, chaque nouvelle prend le lecteur à la gorge et le laisse à la fin, déboussolé, avec juste l’envie de se laisser tomber au fond d’un vieux fauteuil, non sans s’être auparavant versé un fond de Knappogue qu’il boira lentement en écoutant du jazz. Beaucoup de jazz…

Court, noir, sans sucre, Emmanuelle Urien, Editions Quadrature, 15€

Un grand merci à Sylire!