J’arrive toujours très tôt. J’étends ma serviette, je m’installe confortablement dessus et je regarde la mer. D’habitude, je ne suis pas dérangée mais aujourd’hui, un type est venu poser ses affaires juste à côté de moi. A mon regard noir et courroucé, il a répondu par un grand sourire désarmant de naïveté. J’en ai déduit qu’il était complètement crétin. Il s’est assis, lui aussi, et comme moi, tend maintenant son profil vers l’horizon. Je ne peux pas m’empêcher de lui jeter des coups d’œil à la dérobée. Il condense tout ce que je n’aime pas. Un slip de bain qui ne laisse aucun mystère concernant son anatomie. Une barbe de trois jours de parisien en vacances qui se la joue décontracté. Des vêtements en petit tas, bien pliés. J’attends le moment où il va vouloir engager la conversation. Forcément, s’il est venu s’installer à côté de moi, c’est qu’il a envie de parler. Mais moi, je ne parle à personne. Voilà, il me regarde.
– Elle est bonne, ce matin?
Je me détourne ostensiblement et fixe les cabines de plage.
– J’en sais rien.
– Vous ne vous baignez pas?
– Non.
Je tourne la tête et regarde le ponton au loin, les pêcheurs qui installent leur matériel. Je témoigne à mon voisin de plage indifférence et mépris. J’espère qu’il va comprendre mon message à peine subliminal. Peine perdue. Il insiste.
– Vous êtes en vacances?
– Non, je suis payée pour faire la potiche sur la plage. Et vous?
Même pas un battement de cil. Rien. Ce type doit être en mafieux en villégiature. Des nerfs d’acier.
– Moi? Je ne sais pas trop. Je suis censé me reposer, je crois.
J’émets un rire proche du ricanement de la hyène.
– Vous ne savez pas pourquoi vous êtes là, alors?
Cette fois, il plonge son regard dans le mien.
– En fait si, je suis venu exprès de Paris pour vous emmerder.
Un long silence suit cette déclaration. Un partout, dit la voix de l’arbitre dans ma tête. S’il ne dégage pas ses affaires et ne va pas s’installer plus loin, c’est qu’il est maso. Mais non seulement, il ne bouge pas mais en plus, contre-attaque :
– Vous devez beaucoup souffrir pour être aussi agressive… me dit-il, d’une voix très douce et sans me regarder.
– Vraiment? Vous croyez?
Je ne parle plus. Je persifle.
– J’en suis persuadé.
– Ah! Vous êtes psy, peut-être?
– Pas besoin. Ça crève les yeux.
Salaud. Il pourrait presque me faire pleurer.
– Je vais me baigner, enchaîne-t-il, vous m’accompagnez?
Sans répondre, je soulève la serviette que j’ai étendue sur mes jambes. Il regarde mes moignons et toujours aucune réaction perceptible sur son visage. Ce n’est pas un mafieux. C’est un tueur à gages.
– Ah, dit-il, je comprends.
– Vous comprenez quoi?
– Je comprends que parce que vous êtes estropiée, vous vous croyez autorisée à traiter tout le monde comme de la merde.
J’aurais reçu un coup de boule, je ne serais pas plus sonnée. Estropiée! Personne n’ose utiliser ce mot quand je suis là. Et oui, je traite le monde comme de la merde, parce que personne ne peut comprendre ce que j’endure. Ma vie est finie. Foutue. Je suis condamnée à me trainer comme une limace sur le sable pour atteindre la flotte. Alors je préfère rester assise à conspuer le monde en regardant les autres faire ce qui ne sera plus jamais à ma portée.
– Et vous, vous comprenez sans doute que je ne peux pas aller dans l’eau…
– Mais si…
– C’est dégueulasse de vous comporter comme ça, dis-je au bord des larmes. Je ne vous ai rien demandé, moi! Vous voulez que je m’humilie, là, devant tout le monde, à me traîner comme un insecte privé de ses pattes…
– Il n’y a personne.
– Il y a vous. C’est déjà trop.
Je commence à rassembler mes affaires. Je vais me tirer. Je ne sais pas encore comment, mais je ne veux plus voir ce type. C’est alors que je sens son corps se rapprocher du mien. Il glisse une main sous mes cuisses et une autre sous mon bras. Doucement, il me soulève.
– Qu’est-ce que vous… Qui vous a permis de… Laissez-moi! Au secours!
Il ne s’inquiète pas de mes appels à une aide qui – je le sais – ne viendra pas. Il descend d’un pas sûr vers le rivage, avec moi qui pèse une tonne dans ses bras. Par réflexe, je m’accroche à son cou. Je vois l’eau se rapprocher. Il s’avance encore, doucement. Il en a jusqu’aux genoux. Bientôt, je peux sentir le contact froid de la mer sur mon maillot, mes cuisses, mes fesses. Elle n’est pas aussi froide que je l’imaginais. Je flotte.
– C’est bon, vous pouvez me laisser, dis-je d’un air bougon.
Il relâche son étreinte. Je lui souris, malgré moi. Ça fait deux semaines que j’ai envie d’aller dans l’eau. Mes bras, musclés par les tractions incessantes, me permettent d’avancer sans problème en dos crawlé. L’inconnu fait quelques brasses à côté de moi. Je m’arrête.
– Pourquoi? lui dis-je.
– Pourquoi? Mais on s’en fout, de pourquoi, dit-il. On est vacances. On est là pour s’amuser, non? Et il se met à m’éclabousser comme un adolescent.
J’oublie mes jambes amputées. J’oublie l’accident. J’oublie la solitude et tous les jours de désespoir. Je sens le goût du sel sur mes lèvres, le soleil qui cuit ma peau. Et à mon tour, je fais de grandes gerbes d’eau avec le plat de ma main. Et puis je nage vigoureusement vers le large, tout en criant :
– Le premier arrivé à la bouée a gagné!
Ce texte a été écrit pour l’Atelier d’écriture du 17 mars 2013.