Un territoire

Des trois personnes qui vivent dans la maison, le lecteur ne saura jamais le nom. Il y a cette femme dont on découvre peu à peu l’histoire et les souvenirs, le Garçon et la Fille. On comprend très vite que les enfants grandis – ce garçon, cette fille – exercent une sorte de tyrannie sur leur mère, l’obligeant à prendre soin d’eux et de la maison, à effectuer toutes les corvées de courses, cuisine, ménage et lessive. Elle dort dans un cagibi qui sent le moisi, sans air et sans chauffage.

Et ce soir, comme tous les soirs depuis des semaines, inexplicablement, son lit est imbibé d’une mouillure rancie. On dirait qu’il voudrait pourrir ce matelas, et n’y arrive pas tout à fait. Il sent le mouton sous la pluie, le champignon minuscule, le mauvais grenier, le reproche. Elle l’écarte du sol, par le bord soulevé, et glisse sa main au-dessous, entre le linoléum et le coton rugueux. Elle ignore pourquoi il ne parvient jamais à sécher, ce lit. Comme si la nuit, elle s’écoulait dedans, en vastes rigoles, en mares.

Malgré ces conditions de vie et malgré son état – elle est sourde, muette, un peu ralentie, souvent considérée comme une idiote – cette femme trouve dans l’accomplissement des gestes quotidien une satisfaction qui lui permet de tenir, une raison de vivre.

Elle le trouva dans le geste. Elle le trouva dans le linge, dans l’éponge, dans l’évier. Mais elle le trouva, et elle se tint debout.

La découverte d’une nappe oubliée va faire surgir en elle deux choses. D’abord une envie irrépressible de coudre, d’associer au tissu retrouvé toutes les petites bribes qui composent sa vie. Ensuite, les souvenirs. Tous les souvenirs. Comment toute cette histoire entre elle, le Garçon et la Fille a commencé. Peu à peu, à petites touches délicates, émergent les silhouettes de la Sœur, de la Mère et du Père…

Je n’en dis pas davantage car c’est la compréhension du passé qui fait tout l’intérêt du livre. Si mon avis avait été mitigé sur le premier roman d’Angélique Villeneuve que j’avais découvert – Grand Paradis -,  il ne l’est pas sur celui-là. L’auteur creuse son sillon avec des mots choisis, des mots pointus et fait entrer sans peine le lecteur dans l’intimité de cette femme, courageuse et forte malgré l’adversité, malgré le gouffre de silence qui la sépare le plus souvent des autres. La langue est travaillée mais cela se sent à peine tant l’histoire coule toute seule. Une histoire de négligence, de non-dit et de honte qui pourrait aboutir au pire mais se termine heureusement sur une note d’optimisme lumineuse…

Un Territoire révèle l’univers singulier d’une auteure à découvrir, si ce n’est déjà fait.

L’avis de Cathulu rejoint le mien…

Un Territoire, Angélique Villeneuve, Phébus, 15€

24 réflexions sur « Un territoire »

  1. Cathulu a laissé le commentaire suivant* :
    « C’est tout à fait ça: la langue est travaillée mais cela se sent à peine ! »
    @ Cathulu : une belle surprise en ce début d’année!
    *Un bidouillage dans les articles m’a obligé à supprimer le post et à en refaire un et j’ai donc dû copier ce commentaire.

    1. @ Kathel : le happy blue year, c’est « ma carte de vœux que j’ai faite moi-même toute seule avec ma souris et mes photos » et que j’envoie, en vrai, à mes amis… En ce qui concerne le livre, je ne suis pas une adepte de ce genre d’histoire mais j’ai vraiment été emportée et conquise. Et je dois souligner le fair-play de l’auteur qui, malgré mon avis un peu « rentre-dedans » sur Grand Paradis m’a proposé de lire son nouveau livre.

  2. Je n’avais pas complètement adhéré au Grand Paradis, en lui trouvant quand même bien des qualités, mais avec ton avis et celui de Cathulu, je n’hésiterai pas à me lancer dans celui-ci.

    1. @ Aifelle : non, n’hésite pas! Je pense qu’il fait partie des pépites de la rentrée… J’ai vu qu’il y avait une critique dans Télérama, cette semaine… Ça commence fort!

  3. Merci Gwenaëlle de ce nouveau billet.
    Je ne suis sans doute pas à proprement parler fair play, disons que ce que pensent et disent les autres de mon travail m’intéresse, m’enrichit, et que je vous sait gré d’en avoir parlé sur ce blog! Je suis tout à fait ouverte aux critiques, surtout si elles sont, et c’était le cas, étayées et bienveillantes.
    Mais enfin, je dois admettre que vos louanges me plaisent encore davantage !
    Votre lecture me fait réfléchir, c’est toujours étonnant de voir comment l’autre lit, et ce qu’il ressent, et retient. Par exemple, pour moi elle n’est pas « muette » (sourde un peu, c’est déjà pas mal), elle parle parfois (et les enfants imitent sa voix).
    Mais vous avez raison aussi dans ce mot de muette, puisque c’est une femme hors des mots, qu’on a jamais laissé parler. Qui est dans le ressenti, dans le corps. Muette, d’une certaine façon, oui.
    Merci de votre lecture!
    à bientôt
    angélique

    1. @ Angélique Villeneuve : fair-play ou non, tout les auteurs ne prennent pas les critiques avec votre bonne humeur et votre esprit positif! 😉 C’est vrai, j’ai écrit « muette » et c’est une interprétation de ma part qui vient du fait que ce que dit cette femme est toujours un peu à contre-temps dans les conversations, en raison de son problème de surdité mais aussi et surtout, parce que personne ne lui demande son avis. Elle n’a jamais son mot à dire! Vous avez donc très bien interprété mon interprétation! Ouh, je suis fatiguée moi… En tout cas, je souhaite une longue vie à ce roman et j’espère qu’il fera beaucoup d’heureux parmi les lecteurs. Si vous participez à un salon en Bretagne, nous aurons peut-être le plaisir de nous croiser… A bientôt!

  4. Je ne sais même pas pourquoi je n’ai pas encore lu le précédent livre de cette auteur qui flirte avec la folie (le livre, pas l’auteur…) et ça m’intéresse.

  5. Ce livre est beau et , puissant ! L’auteure a su lui insuffler une densité, rendre son personnage attachant et troublant. Sans nommer brutalement, elle suggère très habilement.
    Je me suis demandée au départ quel était rapport de filiation entre la femme, le Garçon et la Fille. La Sœur adorée, vénérée , figure absente et le personnage qui s’invente son monde dans son territoire. Ce qui aurait pu être brutal ne l’est pas… cette femme dotée d’une volonté malgré son handicap m’a touchée. Forcément.

    ( tu prends mon commentaire chez Cathulu et tu as un billet complet:)

    1. @ Clara : pour le billet complet, c’est exactement ce que j’étais en train de me dire! 😉 J’aime les histoires fortes qui se terminent sur un note d’optimisme… Beaucoup de suggestions, oui, c’est habile, bien écrit, on se laisse emmener sans résister…

  6. Je ne connaissais pas non plus et malgré le sujet « lourd », tu me tentes ! Je le note pour plus tard… (je vois que Clara nous fait des billets « détournés), hum hum, on ne s’arrête pas d’un coup hein !^^)

    1. @ Asphodèle : c’est un livre tout en sensibilité qui ne peut que toucher le lecteur. Quant à Clara, le loup est sorti du bois : c’était une sortie de scène à l’américaine, avant le Great Come Back! Ah, elle aime se faire désirer, voilà tout! 😉 C’est ça, les stars!

  7. L’histoire que tu nous présentes me paraissait un peu glauque mais ce que tu en dis plus les commentaires, dont celui de l’auteure, l’allègent.
    Je devrais être touchée par cette lecture, je pense.

  8. J’ai bien aimé aussi son premier roman, en fait je les apprécie autant l’un que l’autre mais pour des raisons différentes et je pense que le nouveau est peut-être plus abouti, même si le sujet du premier me parlait beaucoup.

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